Des luttes brutales et sans scrupules pour s’assurer le pouvoir, luttes dans lesquelles ceux qui souffrent le plus sont ceux qui y participent le moins – les gens du peuple : c’est une situation caractéristique de nombreux systèmes autoritaires, dont la Russie actuelle. Il ne faut donc pas chercher bien loin pour trouver aujourd’hui le « passé dans le présent », comme le souhaitait déjà Moussorgski lors de la création de l’œuvre. Il semble bien que l’histoire se répète, non seulement en Russie, mais aussi dans de nombreuses parties du monde.
Trois tendances politico-sociales s’affrontent dans Khovantchina : le courant tourné vers l’ouest, intéressé par une ouverture vers l’Europe, inspiré par Pierre le Grand et incarné dans l’opéra par le prince Golyzin, éclairé et cultivé ; le conservatisme des boyards, qui tiennent aux traditions ancestrales et veulent assurer leur pouvoir, représenté par Ivan Khovanski et ses redoutables régiments de streltsy ; et enfin les vieux-croyants, un groupe religieux sectaire et conservateur, prônant une Russie refermée sur elle-même et protégée de la décadence européenne, une force sociale tout à fait influente, menée par le prêtre Dossifej. « Khovantchina » désigne d’ailleurs ici un complot fomenté par le boyard Khovanski et réprimé dans le sang par l’homme qui déterminera l’avenir de la Russie après la fin de l’opéra : Pierre le Grand.
La dernière œuvre de Moussorgski est un grand opéra choral, à la fois profondément enraciné dans la tradition musicale russe et largement tourné vers l’avenir. Le compositeur a dû laisser son héritage inachevé. En 1881, il meurt à l’âge de 42 ans seulement, anéanti par l’alcool. Plusieurs compositeurs se sont attelés à compléter cette œuvre dont le plus populaire est sans nul doute Rimski-Korsakov. Le Grand Théâtre de Genève présente l’œuvre dans l’instrumentation de Dimitri Chostakovitch, plus proche du langage musical âpre de Moussorgski avec toutefois le final d’Igor Stravinsky qui emporte l’œuvre dans les strates de la transcendance spirituelle.
Avec cette production, le metteur en scène Calixto Bieito vient compléter son cycle d’opéras russes sur la scène genevoise, toujours accompagné du chef d’orchestre Alejo Perez avec lequel la collaboration entamée dans Guerre et Paix de Prokofiev se poursuit après Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch. Au centre de la mise en scène de Bieito, toujours très imagée, se trouve, outre le chœur, le personnage féminin le plus important de l’opéra, Marfa, incarnée ici par la fulgurante et époustouflante mezzo-soprano américaine Raehann Bryce-Davis. De retour au Grand Théâtre de Genève, Dmitri Ulyanov incarne le prince Ivan Khovanski, à mille lieues de son Géneral Kouzoumov dans Guerre et Paix, de son Philippe II dans Don Carlos, ou encore de son Boris dans Lady Macbeth de Mtsensk. Le baryton Vladislav Sulimsky, impressionnant Macbeth au Festival de Salzbourg en août 2023, vient s’ajouter aux autres grands interprètes slaves de cette distribution dans le rôle du boyard Chaklovity.