Tous les matins du monde représente le choc fondateur de mon enfance, mais aussi de ma vie de musicien. J’ai découvert à quatre ans la bande originale du film – et vers sept ans ce dernier, qui comporte tout de même quelques scènes assez impressionnantes pour les tout-petits !
Mais dès ce premier contact avec la musique seule, tout était joué. Je dois évidemment à mon père, guitariste, et à ma mère, mélomane passionnée, de me l’avoir faite entendre, cependant il n’y eut de leur part aucun discours pédagogique. La rencontre fut purement sensible, avec le timbre de la viole de gambe, que je demandai immédiatement à apprendre. J’avais déjà entendu l’instrument au disque, utilisé pour la basse continue. Jamais sa voix seule, dont les couleurs et les inflexions me fascinèrent bien davantage que les plages orchestrales du disque, qu’on pouvait imaginer plus facile d’accès.
Au fil des années, je m’imprégnais évidemment de la narration du film d’Alain Corneau, puis me plongeais dans le roman de Pascal Quignard. Je mesurais, en comparant l’interprétation de Jordi Savall dans la bande-son et celle des mêmes œuvres durant ses concerts, combien il s’était mis avec la première dans la peau des personnages de Sainte-Colombe et Marin Marais, infusant chaque accent de leur psychologie, quitte à assumer une approche antihistorique qu’il ne retenait évidemment pas en jouant les pièces détachées de ce contexte. L’envie de m’abstraire également des contraintes musicologiques que m’imposaient mes professeurs, le plus souvent à juste titre, et de me livrer également à cet exercice théâtral avec mes propres intuitions et ma propre sensibilité devint alors irrésistible.
Plusieurs paris, règles et postulats m’ont guidé dans ce jeu pascalien qu’est une reconstruction à notre usage de Tous les matins du monde.
Le premier sera de donner toute la musique du film, dans l’ordre où le public la découvre en voyant celui-ci. Ce qui exclut évidemment de s’en tenir à une ou deux violes, et pose la question des effectifs pour les pièces vocales et orchestrales ! D’où la présence des deux chanteuses pour la Troisième Leçon de Ténèbres de Couperin, et le consort qui nous permet de produire une réduction efficace des extraits du Bourgeois Gentilhomme de Lully. Je remercie d’ailleurs les musiciens fidèles de la Chapelle Harmonique d’accepter de prendre part à cette aventure pour des interventions parfois très courtes ! Car ces contrastes sont indispensables au recueillement, à l’introspection de Sainte-Colombe dans Le Retour ou Les Regrets.
Le rapport au texte et à la scène seront d’autres enjeux de ce voyage dans lequel nous voulons entraîner les spectateurs. Très vite, nous avons renoncé à l’idée de projeter des images du film, qui paraîtraient redondantes. En revanche, un travail de mise en espace évitera le caractère prosaïque d’un simple concert, créant entre les musiciens et le comédien une atmosphère propre à libérer le pouvoir dramatique des mots et des notes. Compte tenu des différences importantes entre le roman de Pascal Quignard et les dialogues qu’il signe avec Alain Corneau pour le film, nous avons opté pour les seconds, directement liés aux choix musicaux. Emerveillé par la voix d’Hervé Pierre dans La Conférence des oiseaux à l’Athénée, j’avais osé l’aborder, et pour mon plus grand bonheur, il a accepté de nous accompagner. N’étant pas libre pour la création, il m’a mis en contact avec quelques-uns de ses collègues à la Comédie-Française. D’où ce luxe incroyable de pouvoir donner ce projet en alternance avec des comédiens majeurs !